Daniil HARMS
Daniil Harms est le chef de file de l’Obériou, l’ultime groupe de poètes du modernisme russe, dont aucun n’a encore trouvé la place qui lui revient dans la littérature russe contemporaine. Cela s’explique par le fait que ces poètes, et pour cause !, ont été absents du paysage durant des décennies. Les textes publiés de leur vivant se comptent : deux poèmes pour Harms et Vvédenski ; trois pour Oléïnikov ; zéro pour Bakhtérev, Vladimirov et Tiouvélev. Zabolotski et Vaguinov sont des exceptions avec un livre de poèmes pour le premier et six (dont trois romans) pour le deuxième. Le régime stalinien ne s’est pas contenté d’annihiler la création des obérioutes ; il les a éliminés physiquement. Depuis, Daniil Harms est celui dont l’œuvre a été la plus publiée, en Russie et à l’étranger, à partir de 1988. C’est que, sa femme, Marina Malitch à la mort du poète, était parvenue, avec l’aide d’un ami (Drouskine), à sauver ses manuscrits. Poète satirique, météore et iconoclaste, Daniil Harms laisse une œuvre qui embrasse de multiples genres : théâtre, contes, littérature jeunesse, nouvelles et, surtout, poésie. Maître de la forme courte, Harms, capable d’aborder des registres aussi différents que surprenants, dénonce, en prose comme en poésie, dans un langage corrosif, burlesque et jouissif, mêlant le cruel à l’absurde, le réel au fantastique ou à l’onirisme, la bêtise et la violence qui sévit autour de lui.
Daniil Ivanovitch Youvatchev dit Daniil Harms, naît le 30 décembre 1905, à Saint-Pétersbourg, ville où il passera toute sa vie. Son père, officier de marine dans sa jeunesse, membre de l’organisation révolutionnaire La Volonté du peuple, est condamné au bagne à perpétuité en 1883. Durant sa détention, il trouve la foi et devient un adepte de Léon Tolstoï. Sa mère dirige un refuge pour anciennes détenues.
Dès l’année 1915, Youvatchev étudie à la Peterschule (école allemande), poursuit ses études à l’école de Detskoïe Selo, dont sa tante maternelle est la directrice, puis, à partir de 1924, à l’école technique ; école qu’il abandonne assez vite. Dès cette année-là, il prend pour pseudonyme Harms et fait la connaissance d’Esther Roussakova, qui va devenir sa première femme. En 1925, il entre dans le groupe de Aleksandr Toufanov, correcteur typographe excentrique, poète des allitérations, de la poésie sans mots, du zaoum (le langage transmental des poète futuristes Khlebnikov et Kroutchonykh), et fondateur de l’Ordre des zaoumiens qui, dépassant le zaoum phonétique de Kroutchonykh ou morphologique de Khlebnikov, pose les bases d’une « phonologie sémantique », syntaxique et prosodique, apte à transcender le langage. Toufanov se faisait appeler Vélimir II, Président du globe terrestre du transmental. C’est au sein de l’ordre des transmentalistes (DSO) que Harms fait la connaissance d’Alexandre Vvédenski. Leurs destins resteront étroitement liés jusqu’à la fin.
En 1926, le groupe devient Le Front gauche. Tous deux le quitteront très vite pour former avec les philosophes Iakov Drouskine et Léonid Lipavski le groupe des Tchinari (« gradiants » ; rang spirituel élevé). Ils entrent à l’Union des poètes la même année et verront là, en 1926 et 1927, les deux seules publications de leur vivant. Dans le cadre du projet théâtral Radix, ils ont des contacts suivis avec le peintre Kazimir Malévitch, qui dirige l’Institut de la culture artistique. Harms travaille alors une forme très « libre » inspirée des scansions de la poésie populaire, avec sa non-linéarité, ses coq-à-l’âne, ses lapsus. Il élabore tout un système de déformation des mots et de dérapages. La première charge a lieu en mars 1927, au lendemain d’une soirée où l’apostrophe de Harms « Je ne lis pas dans les écuries et les bordels ! », est interprétée comme une injure envers les établissements soviétiques d’enseignement supérieur.
À l’automne, Daniil Harms, Alexandre Vvédenski, Igor Bakhtérev, Konstantin Vaguinov et Nikolaï Zabolotski fondent l’éphémère Obériou (Société pour l’art réel), considérée comme la dernière manifestation des « modernes ». 1928 voit la publication de la Déclaration Obériou, texte manifeste qui proclame que la révolution culturelle du premier État prolétarien ne pouvait se contenter des défroques de la littérature passée et avait besoin d’un art révolutionnaire dont les conquêtes étaient déjà importantes (Filonov, Malévitch), un art révolutionnaire de gauche. Qui sommes-nous ? Et pourquoi sommes-nous ?, interrogent les obérioutes, avant de répondre : « Nous sommes les poètes d’une perception inédite du monde et d’un art nouveau. Nous forgeons non seulement un langage poétique neuf, mais aussi une façon nouvelle de sentir la vie et ses objets… Nous élargissons et approfondissons la signification de l’objet et du mot, sans pour autant la détruire. L’objet concret, affranchi de la pelure du littéraire et du quotidien, devient l’apanage de l’art. Dans la poésie, la collision des mots et de leurs sens exprime cet objet avec la précision d’une mécanique... Regardez l’objet de tous vos yeux et, pour la première fois, vous le verrez débarrassée de son obsolète dorure littéraire. Vous avancerez peut-être que nos sujets ne sont ni « réels » ni « logiques », mais qui a dit que la « logique de la vie » est obligatoire pour l’art ? La beauté d’une femme dessinée nous saisit bien que, en dépit de la logique anatomique, le peintre lui ait dévissé et déplacé l’omoplate. L’art a sa propre logique qui, loin de détruire l’objet, aide à mieux l’appréhender. » Les obérioutes entendent débarrasser l’objet des détritus des cultures putréfiées du passé.
Le 24 janvier 1928, les obérioutes donnent « Trois heures de gauche », avec lecture de vers, projection d’un film, et mise en scène de la pièce « en 18 morceaux », aujourd’hui considérée comme l’archétype du théâtre de l’absurde, de Harms, Elisavéta Bam, qualifiée le lendemain dans la Gazette rouge, de « chaos obscène ». Les obérioutes sont cloués au pilori : voyous littéraires, poètes absurdes, contre-révolutionnaires et de l’ennemi de classe. Le fait est que le « nonsense » de Harms et l’humour noir des obérioutes est de plus en plus inadmissibles au sein d’un pays « tragiquement optimiste » comme l’est l’URSS ; Seul aspect positif de la soirée : Nikolaï Oléïnikov, qui va rejoindre les obérioutes, leur propose de collaborer à la revue (littérature jeunesse) Le Hérisson.
Fin 1931, on ferme les rédactions des revues pour enfants Le Hérisson (la principale source de revenus des obérioutes). Fin décembre 1931, Harms et Vvédenski sont arrêtés et déportés à Koursk, qu’ils quitteront à l’automne 1932. Vaguinov est mort de la tuberculose en 1934, alors qu’un mandat d’arrêt avait été lancé contre lui. Oleînikov est fusillé en 1937. Zabolotski est condamné aux travaux forcés en 1938. Avec la guerre, puis les premiers bombardements, Harms sent lui aussi approcher sa fin : « La première bombe allemande tombera sur moi. »
En août 1941, pendant le siège de Leningrad, à quelques semaines d’écart, Vvédenski (le 20 septembre, à Kharkov) et Harms (le 23 août, à Leningrad) sont arrêtés. Vvédenski, accusé d’avoir « tenu des propos antisoviétiques et germanophiles » est envoyé à Kazan pour y être jugé. Il meurt lors de son transfert : exécution sommaire ? Dysenterie ? Accusé de « propos défaitistes », menacé de la peine capitale, Harms, interné au service psychiatrique de l’hôpital des Croix, la prison principale de Leningrad, meurt épuisé, affamé, le 2 février 1942.
César BIRÈNE
(Revue Les Hommes sans Epaules).
À lire (en français) : Sonner et voler, poèmes, (Gallimard, 1976), Écrits, proses, (Bourgois, 1993), Anthologie de textes de l’Obériou (Bourgois, 1997), La vieille, suivi de Autobiographie (éd. de Saint Mont, 2001), Œuvres en prose et en vers (Verdier, 2005), Incidents et autres proses (Circé, 2006), La Baignoire d’Archimède, anthologie poétique de l’Obériou (Circé, 2012).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Nikolaï PROROKOV & les poètes russes du Dégel n° 44 |